Entrevistas
Interview avec Christophe Desjardins (I)
Paco Yáñez
Paco Yáñez. D’abord, je tenais à vous remercier de nous avoir accordé cette interview, résultat de notre rencontre lors du Festival Mozart et qui, grâce aux particularités de notre époque, nous réalisons par internet. A ce moment-la, vous arriviez à La Corogne avec les jeunes membres du Quatuor Asasello, pour nous offrir un concert vraiment remarquable. Mise à part votre carrière en tant que soliste et votre participation dans l’Ensemble Intercontemporain parisien, avez-vous l’habitude de collaborer avec d’autres ensembles?
Christophe Desjardins. Oui bien sûr! Outre le quintette à cordes, dont le répertoire s’étend de Mozart à nos jours, mes formations de prédilection sont des duos: duo avec accordéon, avec Teodoro Anzellotti; duo avec percussions, avec Daniel Ciampolini. Avec ces deux formations, je peux mélanger des répertoires très variés; avec l’accordéon par exemple nous jouons des transcriptions de musique baroque, et des œuvres écrites spécialement pour nous. Avec la percussion j’aime bien, à côté du répertoire contemporain en duo que nous construisons peu à peu, faire alterner de la musique ancienne, jouée à l’alto, et des pièces contemporaines pour percussion, les pièces de Carter pour timbales par exemple. Cela fonctionne étonnamment bien! Et je joue bien sûr en duo avec piano, mais là c’est essentiellement pour le répertoire romantique car pour cette formation, je ne trouve pas que la rencontre des deux instruments soit très pertinente dans un langage d’aujourd’hui.
Q. Asasello est un quatuor de nouvelle création mais dont les programmes et l’ouverture d’esprit sont très remarquables dans le panorama actuel. Qu’avez-vous trouvé chez ces jeunes musiciens?
R. Justement, c’est cela: c’est un quatuor qui est aussi à l’aise dans le répertoire traditionnel du quatuor à cordes que dans la musique contemporaine la plus exigeante. Notre première rencontre s’est faite autour des 12 Microludes de Kurtág, que je leur faisait travailler. C’est précisément une oeuvre pour laquelle il faut allier la connaissance et l’expérience d’un jeu classique de quatuor à cordes, et une attitude contemporaine. Depuis ils sont allés bien plus loin dans l’exploration du répertoire contemporain, en jouant Lachenmann, Rihm, et bien d’autres. Mais je crois de plus en plus qu’il n’est pas bon de se consacrer exclusivement à un répertoire, une époque. Bien sûr on peut avoir un domaine de prédilection, pour lequel on va particulièrement passer du temps à en approfondir la connaissance, mais se restreindre à un répertoire limité et exclusif, c’est se priver de l’éclairage indispensable que donne des musiques d’autres époques, voire d’autres genres. De plus, notre époque est tellement friande de mettre des étiquettes sur les gens et de les cataloguer définitivement, qu’il est ensuite très difficile de sortir de l’image que l’on vous a collée!
Q. L’hétérogénéité de vos programmes permet de créer des combinaisons comme celle que nous avons écoutée à La Corogne, qui reliait Mozart à Klaus Huber, dont l’œuvre Ecce homines (1998) est, précisément, parcourue par des citations du musicien autrichien. Quelle importance conférez-vous à ces propositions qui mettent en relation différents temps, styles et esthétiques?
R. Je crois qu’il nous est à tous nécessaire de maintenir notre curiosité en éveil. Dans le programme que vous citez, le quintette de Klaus Huber, composé en référence directe à celui de Mozart, est d’abord un monde sonore extraordinaire à lui seul. Par ses sonorités très fines, sa lente progression, ses ruptures et le subtil travail sur les citations, l’auditeur affine spontanément son écoute. Son oreille relie des éléments entre eux, et son esprit passe d’épisode en épisode en y ressentant des climats musicaux différents. J’ai la folie de croire qu’écouter Mozart après Huber n’est pas seulement le bonbon consolateur après la purge de la musique contemporaine (!) mais permet aussi de renouveler son écoute, de se débarrasser de certains préjugés, d’aiguiser son esprit critique et peut-être parfois (j’aimerais dire «souvent» mais il faut accepter la part de risque que comprend la nouveauté) de découvrir que la musique d’aujourd’hui vous parle autant que des chefs-d’œuvre d’autres époques.
Q. Il est fascinant d’écouter les mondes si différents qui peuvent être convoqués et déployés à partir d’un même ensemble de musique de chambre, à partir d’un même instrument. La musique a su, au cours des derniers trois cents ans, multiplier ses univers, très souvent avec un même support instrumental...
R. Vous avez raison, les instruments sont exactement les mêmes! Certes on utilise aujourd’hui d’autres types de cordes, plus tendues et plus puissantes, et pour cela on a souvent renforcé la barre d’harmonie, qui se trouve sous la table des instruments à cordes. Mais ce sont vraiment les seules modifications, la lutherie elle-même n’a pas du tout changé. La technique des instrumentistes a quand à elle beaucoup évolué. Et depuis les années cinquante, la technique instrumentale a connu une grande accélération de son développement par la diversification des modes de jeux, qui offre une palette bien plus grande aux compositeurs, avec les mêmes instruments. Récemment un critique musical remarquait que mon alto vénitien de Goffriller, fait vers 1720, était étonnamment bien adapté à la musique contemporaine. Mais c’est le contraire! C’est la musique qui sait tirer parti des instruments; plus un instrument possède un timbre riche et racé, plus nombreuses et pertinentes sont les couleurs que la variété de la technique contemporaine permet de tirer de cet instrument. De plus cela n’enlève rien, bien au contraire, au fait de jouer parallèlement Bach et Brahms sur le même instrument.
Q. Nous retrouvons également des éléments innovateurs très significatifs, et la dernière sortie en CD dont vous êtes le protagoniste, sous le label Kairos, est un bon exemple, avec la Partita I pour alto et électronique de Philippe Manoury, un travail qui, en 40 minutes, déploie une virtuosité frappante. Quelle est votre opinion à l’égard de cette nouvelle oeuvre et, en tant qu’altiste, quelles ont été les exigences demandées par cette partition?
R. C’est une œuvre majeure, une grande pièce. La grande innovation de la pièce est ce que l’on nomme la «captation du geste». Sur un des doigts de la main droite -celle qui tient l’archet- est fixé un petit module très léger rassemblant quatre capteurs. Ils mesurent la pression de l’archet sur la corde, et les accélérations de l’archet dans les trois dimensions. Grâce à ce dispositif, l’ordinateur peut suivre la manière dont je module avec mon archet le son de mon alto. Je peux ainsi interagir sur la partie électronique, qui peut être modulée en temps réel en fonction de certains paramètres de mon jeu. C’est une avancée très importante. L’électronique ne produit plus seulement une partie fixée à l’avance et figée, mais elle devient presque vivante, car elle réagit au jeu en direct. Au concert, cela est tout à fait captivant pour l’auditeur.
Mais au-delà de l’innovation technologique, c’est aussi la densité musicale et la construction de la pièce que je trouve tout à fait remarquables. Pour moi, c’est à chaque fois un défi de la jouer, tant la partie instrumentale est à la fois développée et exigeante, mais c’est toujours un grand bonheur de la vivre en concert, et de la faire partager. Le critique du Washington Post l’a comparée à rien moins qu’aux Partitas de Johann Sebastian Bach!
Q. Philippe Manoury est un compositeur assez méconnu en Espagne, que pourriez-vous nous raconter de son oeuvre et de sa personne?
R. C’est un compositeur qui, au début des années 80, a tout de suite attiré l’attention sur lui car, tout simplement, il est apparu très doué. En quelques années il avait déjà forgé et imposé son style d’écriture. Très tôt il a rejoint l’Ircam, où il a créé ses premières œuvres avec électronique. Aujourd’hui il est professeur de composition à San Diego. Pour moi sa pensée musicale est symphonique, et une des choses qui l’intéresse le plus est la polyphonie. Il est d’ailleurs frappant que son œuvre est constituée presque exclusivement de pièces pour grand orchestre et de pièces solos avec électronique. Dans Partita I, j’aime précisément beaucoup l’aspect symphonique de la pièce: la partie électronique prolonge la partie solo et la met en perspective. C’est assez proche de l’orchestration d’un concerto, sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un orchestre mais d’un dispositif électronique, avec toutes les possibilités que cela offre en termes d’univers sonore, de mobilité du son, de transformation en temps réel, et de spatialisation.
Q. En tout cas, la Partita I ne fait que s’ajouter à une longue liste de dédicaces et de premières pour alto dont vous avez été le protagoniste dans les dernières décennies, des œuvres de compositeurs aux esthétiques si différentes comme celles de Luciano Berio, Emmanuel Nunes, Matthias Pintscher ou Wolfgang Rihm, parmi beaucoup d’autres. Que vous a apporté une telle diversité d’idées musicales et le contact avec des personnages si importants de la sphère musicale?
R. La première chose qui me frappe est la manière chaque fois très personnelle avec laquelle chacun des compositeurs que vous citez a envisagé l’écriture pour l’alto. Ce sont autant de mondes différents. Chez Luciano Berio, il y a toujours un rapport étroit avec la vocalité, sa musique reste toujours une sorte de parlando instrumental, même quand le discours est très virtuose; Emmanuel Nunes applique la complexité de sa pensée musicale aux possibilités d’un jeu moderne et innovant, qui n’a cependant rien d’expérimental et qui respecte totalement la technique classique, simplement la grande subtilité de son l’écriture pousse l’instrumentiste à un défi d’équilibre et de maîtrise; Matthias Pintscher va chercher dans les marges: par exemple en modifiant l’accord de l’instrument pour obtenir des cordes moins tendues et susciter ainsi une sonorité proche de la viole de gambe, ou à l’opposé en faisant naviguer dans un univers flûté de sons harmoniques très aigus; Wolfgang Rihm construit son œuvre autour d’un ensemble de sonorités paradigmatiques de l’alto, des sonorités sombres, feutrées, voilées; il déploie ensuite librement son discours à partir de cette empreinte forte; pour l’instrumentiste il est assez grisant de vivre ses diverses échappées comme autant d’aventures à partir de cet ensemble de sonorités typées que l’on quitte pour mieux les retrouver. C’est ce style, propre à chaque grand compositeur, que je trouve fascinant de contribuer à établir et à faire connaître. De plus cette élaboration se produit à travers une relation humaine, une relation privilégiée où se lit la manière selon laquelle l’œuvre d’un créateur s’inscrit dans son temps, avec ses références, ses influences, ses constances et ses innovations. Sentir que l’interprète est un acteur essentiel dans l’écriture de l’histoire musicale est certainement un des aspects les plus précieux de l’activité de musicien.
Q. Même si cette question est un peu délicate, selon vous, quels sont les compositeurs qui ont le mieux compris l’idiosyncrasie de l’alto en tant qu’instrument?
R. J’aurais effectivement du mal à faire une hiérarchie! Dans ma réponse précédente vous avez vu que je suis parti de caractéristiques techniques du jeu pour parler du rapport des différents compositeurs à l’alto. Ce sont elles qui définissent le rapport à l’instrument, et donc le style. Après c’est la force de l’œuvre qui parle d’elle-même. Un chef-d’œuvre s’impose de lui-même, au-delà de l’instrument. Aujourd’hui il existe des chefs-d’œuvre pour alto, dans des esthétiques et avec des couleurs instrumentales très différentes. L’alto est devenu multiple! Et c’est tant mieux.
Q. Les grands compositeurs d’aujourd’hui semblent s’intéresser déjà, d’une manière générale, à l’alto en tant que soliste, à différence d’autres époques. Le XXème siècle a beaucoup aidé à consolider cet instrument dans le répertoire grâce à des oeuvres très importantes, et je pense, bien évidemment, à la Sequenza VI, de Berio, ou au cycle The viola in my Life, de Feldman. Quelles partitions ont été, à votre avis, décisives dans le processus d’affirmation de l’alto tout au long du dernier siècle?
R. C’est exactement l’objet de mon prochain disque, qui va paraître en janvier 2010! Alto/Multiples est un double CD, dont le premier volet rassemble les pièces du XXème siècle pour alto seul qui ont jalonné ce processus d’émancipation. Je commence avec Paul Hindemith qui, comme altiste et compositeur, est un peu le père fondateur du répertoire. Je continue avec la pointilliste Sonate de Bernd Aloïs Zimmermann, puis bien sûr la révolutionnaire Sequenza de Luciano Berio, le Prologue de Gérard Grisey, une œuvre paradigmatique de la musique spectrale, le labyrinthique Einspielung III d’Emmanuel Nunes et je termine avec une pièce toute récente d’Elliott Carter, Figment IV. Le choix des œuvres n’est bien sûr pas exhaustif, et reflète d’abord mon propre parcours. Mais les ayant longuement côtoyées, je connais bien leur substance musicale, et l’importance qu’elles ont dans l’histoire de la musique. Le deuxième CD présente différentes manières de multiplier l’alto aujourd’hui, soit dans des œuvres pour plusieurs altos, avec Messagesquisse de Pierre Boulez, pour sept altos, et Canzona nuova de Wolfgang Rihm, pour cinq altos, soit avec l’électronique dans des oeuvres de Jonathan Harvey et Ivan Fedele. Et pour corser le tout, j’ai placé dans ce second CD -Multiples- quelques pièces de musique ancienne, de Gesualdo à Ockeghem, qui, comme des virgules, introduisent une perspective historique sur les œuvres de notre époque!
Q. Malgré tous ces événements importants dans le développement des différentes techniques qui se déploient aujourd’hui dans l’interprétation de l’alto... Quels sont, selon vous, les défis qui restent encore à relever?
R. Le plus grand défi serait de susciter une grande œuvre musicale qui utiliserait une nouvelle manière de traiter l’instrument. Une œuvre qui ne ressemblerait à aucune autre. Je pense souvent à ce que pourrait faire Helmut Lachenmann, ou George Crumb…
Q. Parallèlement à la prolifération des compositeurs qui se sont intéressés à l’alto, on constate également que l’altiste d’aujourd’hui n’est plus un violoniste qui maîtrise les deux instruments, mais plutôt un spécialiste focalisé sur l’alto même. Pensez-vous que ce changement ait bénéficié le développement dont nous avons parlé tout à l’heure concernant des partitions tellement importantes?
R. C’est un mouvement qui a commencé à la fin du XIXème siècle. C’est à ce moment-là seulement qu’on a ouvert des classes d’alto dans les grands conservatoires d’Europe. Auparavant, il n’y avait tout simplement pas de classes d’alto, et c’était des violonistes qui en jouaient, de manière plus ou moins exclusive. A partir de la mise en place de cet enseignement, c’est une première génération d’altistes virtuoses totalement dédiés à cet instrument qui va voir le jour: Paul Hindemith en Allemagne, Lionel Tertis en Angleterre, William Primrose en Ecosse, Maurice Vieux en France. Ce sont eux qui vont permettre l’émergence d’un nouveau répertoire. Aujourd’hui les rares grands violonistes qui sont aussi de grand altistes -je pense surtout à Pinchas Zukerman- ne jouent pas du tout le répertoire contemporain. Et dans les nouvelles générations, il n’est plus du tout à la mode de jouer les deux instruments. Au contraire, les altistes d’aujourd’hui me semblent tout à fait décomplexés, pas du tout frustrés de ne jouer «que» de l’alto, et fiers du développement de leur répertoire.
Q. En ce qui concerne le répertoire contemporain, quels autres altistes d’aujourd’hui souligneriez-vous?
R. Je pense tout d’abord à Tabea Zimmermann, qui a été entre autre l’artisan de la création de la Sonate de Ligeti, à Yuri Bashmet, qui a révélé dans les œuvres de Schnittke et Gubaidulina, de somptueuses couleurs d’alto que lui seul sait produire, à Nobuko Imai, grâce à qui nous avons de très belle œuvres de Takemitsu, et enfin à Garth Knox qui est très actif, tant dans la diffusion des œuvres que pour susciter des créations.
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